Florence Cognie est sociologue chercheuse associée au Dysolab, Université de Rouen – Normandie, et responsable d’un observatoire à l’école de Commerce et de Management NEOMA. Ses travaux portent notamment sur l’artisanat, les entreprises et leurs transformations. Elle est l’auteur d’une thèse sur La métamorphose de l’artisanat ainsi que de plusieurs articles* sur l’identité artisanale et l’artisanat dans des revues spécialisées.
Dans vos publications, vous laissez entendre que l’artisanat s’est maintenu au fil du temps parce qu’il s’est métamorphosé. Pouvez-vous préciser votre propos ?
FC : Durant une période assez brève, les années 70-80, les entreprises artisanales et les artisans ont intéressé les chercheurs, sociologues et économistes notamment, en s’interrogeant sur la composition de l’artisanat, les composantes de l’identité des artisans et la raison de la survivance de l’activité alors que les théories du XIXe et du XXe, économiques entre autres, prédisaient sa disparation. Ces travaux actualisés grâce à des recompositions statistiques et des entretiens, ont permis de constater que l’artisanat résiste, voir se développe dans certains secteurs. Il s’est transformé en se métamorphosant dans une économie et une société qui n’est plus celle des années 80. Ni évolution, ni révolution, le processus est discontinu, certains métiers ont disparu, c’est le cas des réparateurs de radio-télévisions, des bourreliers les cordonniers, etc., certains, tels que les coiffeurs, les boulangers, ont pris plus de poids.
La deuxième dimension de la métamorphose, c’est que ce groupe, bien que transformé, occupe des positions homologues à celle d’hier dans une société transformée. En effet, les origines sociales des artisans, leur relation au travail et de travail, leur organisation du travail sont toujours singulières bien que transformées. Ils ne sont pas des entrepreneurs comme les autres.
Comment s’est déroulée cette « métamorphose » ?
FC : Ce que l’on observe à partir des années 80, c’est que les artisans deviennent les patrons les plus nombreux (50 % du patronat français). On assiste à la diminution massive des « héritiers ». La transmission de l’entreprise, du métier, des connaissances liées à la gestion et à « l’esprit d’entreprise », s’effectue de moins en moins souvent dans le milieu familial. On constate une augmentation des enfants d’ouvriers devenant artisans mais aussi une ouverture aux enfants de catégories sociales moyennes et supérieures. La transmission du métier et des compétences relatives à la gestion de ces petites entreprises, s’est déplacée dans les organismes de formations et dans les entreprises. Il est de nos jours un mode de formation reconnu par les artisans eux-mêmes, mais pas que ! Le regard des artisans sur la formation en apprentissage n’est plus le même qu’à cette époque. L’artisanat adapte aujourd’hui encore ce système et ouvre les formations aux métiers à d’autres publics en quête de reconversion. Les entreprises artisanales, les artisans, les modes de production ont changé depuis les années 80. Pour autant, les artisans revendiquent une identité singulière, des modes de production, une organisation du travail qui les distinguent des entrepreneurs en général.
Dans l’article de la revue Management et Avenir, co-écrit avec François Aballéa L’artisanat, figure anticipatrice d’un nouvel entreprenariat, vous émettez l’hypothèse que l’artisan est une figure du nouvel entreprenariat et évoquez l’importance du concept de proximité. Que voulez-vous dire ?
FC : Avec des groupes constitués d’artisans et de représentant des institutions, nous avions « analysé » le concept de proximité pour comprendre ce qui se jouait dans l’artisanat contemporain. Jusqu’à il y a peu, la proximité était associée aux sociétés traditionnelles et avait une connotation archaïque, nous avons compris que ce n’était plus le cas, et que les grandes entreprises ne pouvaient plus s’extraire de la proximité. Aujourd’hui encore, l’artisan s’installe majoritairement dans un territoire à proximité de son lieu de vie et très souvent où il a grandi. La survie de son entreprise dépend d’une densité suffisante de consommateurs de proximité. Par ailleurs, l’artisan a toujours produit à la commande ou en petites séries. Cette forme de production donne des garanties d’authenticité, et de service personnalisé. L’artisan ne procède pas à des analyses complexes, mais la connaissance personnalisée, parfois intime des clients, des coutumes locales, des façons de dire et de faire, lui donne des clés pour construire une analyse empirique de son marché et entretenir une communication personnalisée avec ses clients. Cela donne plus de garantie d’authenticité que celle que les grandes entreprises peuvent s’offrir, mais en même temps cette personnalisation de la relation client est très engageante émotionnellement et génératrice de stress, notamment lorsque l’on ne peut pas satisfaire, faute de temps, par exemple, le client.
L’importance du concept de proximité
Comment, selon vous, les artisans peuvent-ils adapter leurs compétences et leurs techniques pour répondre aux évolutions des goûts et des besoins de la société d’aujourd’hui ?
FC : Cela dépend des compétences. Connaître son marché de proximité ne suffit pas, il faut s’interroger sur les nouvelles tendances, les nouvelles techniques, les nouveaux besoins. La méthode d’analyse du marché que les artisans acquièrent le plus souvent sur le tas pourrait être formalisée dans les organismes de formations. Pour accéder à des informations sur les transformations de leur marché, les artisans utilisent différentes sources, qui diffèrent selon les métiers. Ce peut être via les syndicats de métiers, ou encore les informations recueillies lors de salons, mais les acteurs qui jouent un rôle majeur dans la transmission de ces informations sont très souvent les fournisseurs. Des analyses de marché sectorielles assez larges pourraient être réalisées notamment sur des marchés en transformation, pour aider les artisans dans leur prise de décision.
Pensez-vous que les réseaux sociaux jouent un rôle important dans le soutien et le développement des artisans ?
FC : Cela dépend de quel réseau social, l’entreprise artisanale a toujours été encastrée dans des réseaux de sociabilité, les clients qui via le « bouche à oreille » construisent la notoriété de l’entreprise ; des réseaux d’artisans ; des réseaux de fournisseurs et des réseaux institutionnels dont j’ai parlé, notamment. Cette inscription dans des réseaux est une condition de sa survie. Pour les artisans qui ont besoin d’une visibilité qui dépasse leur territoire habituel, les réseaux sociaux pensent être un moyen de donner à voir leur production et leur savoir-faire sur un marché plus large pour les artisans du bâtiment notamment qui n’ont pas de pas de porte. Il reste néanmoins que l’entretien d’un site internet est consommateur de temps.
L’artisanat est très souvent lié à la culture et à l’histoire d’une région. Pensez-vous qu’il serait intéressant d’associer à ces formations, des éléments d’ordre culturel pour préserver et promouvoir les traditions locales ?
FC : Dans certaines formations, les particularités culturelles sont enseignées, mais c’est le plus souvent à travers la pratique dans les entreprises que ces particularités sont étudiées, éprouvées. Je pense, par exemple, à la technique des pans de bois-colombages, ou encore aux couvreurs qui, selon les régions, peuvent poser du chaume, des lauzes, des ardoises, des tuiles plates, voire aux pâtissiers qui entretiennent la tradition de desserts locaux. Dans l’artisanat du bâtiment, qui détient la très grande part du marché de la rénovation, la dimension culturelle et patrimoniale est importante, mais je ne suis pas certaine que l’on puisse généraliser car certaines techniques, le chaume, par exemple, s’adresse à un marché de niche, s’exercer à la technique est donc plus compliqué. Néanmoins, lorsque la particularité devient une demande d’une majorité de consommateur, elle doit être étudiée et est étudiée dans les institutions de formation.
Article paru en février 2024 dans le magazine Coup de main N°19 de la CMA HDF
Crédit photos DR FC
* Artisans et réseaux, l’homme immobile connecté – Sociologies pratiques 2021
Aballea F., Cognie F., l’artisan et son marché – un marché socialisateur, in Boutillier S. et alii, Traité de l’Artisanat et de la petite Entreprise, Paris, Educaweb Ed. 2010.
Cognie F., L’entreprise familiale artisanale : ruptures ou métamorphose, in Dominique Jacques-Jouvenot Yvan Droz, Faire et défaire des affaires en famille, Presses universitaires de Franche-Comté, 2015, p.135-156.
Cognie, F. Artisanat-Salariat : une relation paradoxale, Formes et structures du salariat, Presses Universitaires de Nancy, Tome 2, Mars 2011, p. 67-80.