Vincent Chabault est sociologue, chercheur au Centre de recherche sur les liens sociaux et enseigne à l’Université de Paris ainsi qu’à Sciences Po. Il est l’auteur de plusieurs livres dont «Éloge du magasin. Contre l’amazonisation» publié chez Gallimard en 2020.
Il répond à nos questions et nous donne sa vision de l’artisanat. Rencontre.
Vincent Chabault :
Je suis frappé par son évolution plurielle et rapide. Depuis une dizaine d’années seulement, le secteur attire, se modernise et bénéficie d’une image très positive. La transformation numérique de la société et la dématérialisation des activités s’accompagnent paradoxalement d’une demande d’authenticité et de proximité qu’incarne le monde de l’artisanat. Une tendance de fond partagée explique aussi ce regain d’intérêt : le « faire ». Elle contribue à revaloriser le secteur et à relier l’artisanat à l’épanouissement personnel. L’artisanat d’art constitue par exemple un horizon pour beaucoup de jeunes. Je lisais aussi très récemment un article dressant le portrait de deux consultants devenus artisans bouchers.
L’artisanat se renouvelle par l’apport d’anciens cadres, occupant des « bullshit jobs », selon l’expression de l’anthropologue David Graeber. L’attrait pour l’artisanat correspond à cette quête de sens, à ce besoin d’expression que rend possible la production, la transformation de biens et de services reposant sur un savoir-faire et une qualification que la révolution numérique n’a pas fait disparaître. Je crois enfin que les normes de réussite sociale évoluent peu à peu : la « bonne situation » est remplacée par « le travail épanouissant ». L’artisanat ne peut que profiter de ce changement social.
2h40, c’est le temps dédié par les Français à leurs courses par semaine, pourquoi est-ce si important ? Qu’est-ce que nos courses disent de nous ?
V.C.
Le commerce et les courses sont une porte d’entrée centrale pour comprendre la société. D’une part, les consommations révèlent le budget des individus bien sûr, mais surtout leur mode de vie, leurs goûts, leurs aspirations. Et, d’autre part, le commerce est un espace social sur lequel chacun construit son identité. Je développe d’ailleurs dans l’ouvrage la notion de « distribution ostentatoire » : « Dis‑ moi où tu fais tes courses et je te dirai qui tu es… ou qui tu veux être ! ». Le choix du magasin devient un indice de la position sociale en raison d’une fragmentation de la demande : d’un côté, un pôle premium avec les commerces de bouche, le bio, l’épicerie fine ; de l’autre, un pôle hard discount pour les personnes au budget contraint qui fréquentent Aldi, Lidl, les magasins de destockage.
Depuis 2020, la crise du Covid a bousculé nos habitudes de consommation, vous expliquez qu’elle a accéléré le développement du e commerce mais a aussi bénéficié aux commerces de proximité. Est-ce selon vous de façon durable ?
V.C.
La dynamique économique du commerce de proximité est durable dans le secteur alimentaire. Le panéliste IRI, qui enregistre les transactions bancaires d’un échantillon de 360 000 Françaises et Français, note une croissance de 21 % en 2021 du commerce de bouche (bouchers-charcutiers, traiteurs, boulangers, primeurs, poissonniers). Les tensions actuelles sur le pouvoir d’achat vont peut être affaiblir cette progression en 2022.
J’observe aussi que l’idéal commercial a évolué depuis 30 ans. La grande distribution n’incarne plus la modernité. Les déclarations des consommateurs sont claires : le petit commerce dans un centre historique a les faveurs des consommateurs. Les opinions diffèrent souvent des pratiques réelles en raison de contraintes budgétaires et de mobilité, mais si l’on scrute les imaginaires, le commerce de proximité a clairement la cote. Il jouit d’une image rassurante dans une période instable. Comme le marché du dimanche, il évoque parfois un monde que les consommateurs pensent – à tort – en voie de disparition.
Comment voyez-vous l’évolution des pratiques de consommation dans les années à venir ? Va-t-on vers un retour de l’économie de proximité ?
V.C.
Il y a deux logiques de consommation qui s’affirment. Une consommation de flux et de ravitaillement quasi-programmable qui bascule progressivement sur les plateformes (les courses alimentaires de fond de placard, la mode éphémère comme Shein…). Et une consommation ponctuelle, extraordinaire, à forte dimension culturelle (les librairies) et gastronomique pour laquelle le magasin a un avenir qui s’articule autour du conseil, de la relation, de l’expertise et de la pédagogie.
Je pense que ces deux logiques de consommation vont se renforcer et que l’appareil commercial va s’adapter. Il y a toutefois deux conditions au maintien d’une économie de proximité. Le soutien des pouvoirs publics doit se poursuivre à travers des aides et des réglementations. Je déplore par exemple que les entrepôts des puresplayers du e-commerce ne soient pas soumis à la même réglementation en matière d’urbanisme commercial que les grandes surfaces. La deuxième condition a trait aux comportements des consommateurs. Ils ne peuvent pas dans le même temps se satisfaire d’une livraison rapide d’une plateforme et déplorer la fermeture des magasins dans leurs villes. Le consommateur a un pouvoir, celui de promouvoir avec sa carte bleue des formes de commerce vertueuses et durables pour son territoire… et la valeur du local s’est renforcée depuis quelques années.
Depuis le début des années 2000, le e commerce a connu une évolution exponentielle. Dans cette France de plus en plus numérique, quelle est la place des artisans ? Doivent-ils aussi prendre ce virage numérique pour durer ? Si oui, quel(s) conseil(s) leur donneriez-vous ?
V.C.
Les confinements ont imposé la norme du magasin connecté. J’observe aussi un changement d’ordre mental : le numérique n’est plus considéré comme une menace mais comme un outil de développement. Je n’oppose pas le numérique et le physique, et je considère que les outils numériques doivent être mis au service du commerce de boutique pour réserver un produit avant de venir le retirer, établir une communication pour informer sur l’offre via les réseaux sociaux, etc. On associe le numérique à la livraison, mais d’autres opportunités se présentent parmi lesquelles la communication numérique. L’enjeu est de faire rayonner l’expertise de l’artisan et la relation marchande au-delà des murs de la boutique.
Les investissements numériques ne doivent toutefois pas les éloigner de la relation commerciale et de leur savoir-faire artisanal. Le nouveau luxe, c’est la déconnexion, c’est-à-dire la capacité à ne pas devenir l’esclave des écrans et des outils numériques. De ce point de vue là, la boutique doit aussi être le lieu de cette déconnexion à l’image des librairies.
Face au réchauffement climatique, une partie de la population semble questionner le modèle Amazon, les magasins de la grande distribution, la fast-fashion etc. pour adopter une consommation plus raisonnée. Est-ce là une opportunité pour l’artisanat de s’affirmer à nouveau comme un acteur clé de la vie des Français ?
V.C.
Tout à fait. L’achat local, dans « ma zone », comporte toute une série d’externalités positives qui doivent être mieux mises en avant : la production de l’offre est généralement soumise à des réglementations environnementales, ce qui n’est pas toujours le cas des produits importés. L’achat local produit aussi des retombées en termes d’emploi, de revenus fiscaux et – j’y suis très attaché – en termes d’animation des villes.
En ce qui concerne l’environnement, la crise climatique nous contraint à davantage de sobriété et à sortir de l’accumulation. La qualité artisanale permet de répondre à cette injonction totalement justifiée. Il y a au fond deux modèles de consommation : l’un destructeur – celui de l’ultra fast-fashion dont Shein est l’emblème – , l’autre plus vertueux orienté vers la qualité, la durabilité, le réemploi.
Selon vous, l’artisanat participe-t-il au développement territorial d’un département, d’une région ? Si oui, de quelle manière ?
V.C.
L’artisanat produit le territoire et le distingue d’un autre. Cette spécificité est liée au produit fabriqué et commercialisé mais aussi aux investissements en termes de communication. Derrière ces activités économiques, il y a la création de valeur économique mais aussi, je le répète, des dynamiques sociales qui contribuent à la cohésion du territoire. Le petit commerce est le support de liens essentiels. Ce sont rarement des relations approfondies mais il n’empêche qu’elles constituent le ciment de la société.
N’y a-t-il pas, pour les artisans, la question stratégique de la logistique de proximité qui se pose aux territoires ?
V.C.
La question de la logistique renvoie notamment aux déplacements. Les déplacements des artisans doivent en effet être protégés des restrictions de circulation que justifie la crise climatique. Les taxis, les serruriers, les plombiers… tous ces métiers sont mobiles et doivent être à la fois soutenus et accompagnés dans cette transition écologique, je pense par exemple à des aides pour les équiper de véhicules à moteur électrique ou de vélos électriques. Ensuite, la question de la mobilité des clients doit aussi être examinée avec précision.
Tout l’enjeu des pouvoirs municipaux est de concilier la transition climatique – personne de sérieux ne peut aujourd’hui contester sa nécessité – et l’attractivité économique des centres‑villes. Ce travail est complexe mais des études ont montré que dans les 250 villes européennes qui ont réduit volontairement la circulation routière, à travers la mise en place de zones à faible taux d’émission, les commerces locaux n’en avaient pas forcément souffert. Bien au contraire. Il a été observé d’une part que les commerçants surestiment souvent l’usage de l’automobile de leurs clients. D’autre part, la réduction du nombre de clients arrivant en voiture est compensée par les personnes arrivant à pied, en vélo ou en transports en commun ; et ces clients se rendent plus fréquemment dans les commerces de proximité.
Ces adaptations doivent en tout cas être menées progressivement et dans un esprit de concertation.
Vous parlez d’une transition de la consommation d’approvisionnement à une consommation plus émotionnelle, quel conseil donneriez-vous aux artisans pour s’inscrire dans cette métamorphose ?
V.C.
Au-delà de l’émotion, je crois que les artisans doivent être des experts de la relation. Le cas des libraires indépendants est exemplaire. Ce sont des experts de leur assortiment mais très souvent ils sont restés « fermés » face à leurs lecteurs. La concurrence féroce d’Amazon depuis 2000 les a contraint à mieux communiquer avec leurs clients, à s’ajuster, à développer des animations… et c’est évidemment ce qu’Amazon n’arrivera jamais à faire. Ils sont devenus un modèle pour l’économie de la proximité et nous avons pu constater à quel point les clients étaient attachés à eux en 2020. À chaque réouverture, ils s’y précipitaient, notamment dans les plus petites d’entre elles, ce qui traduit cette dynamique en faveur du petit commerce de quartier.
Est-ce qu’à l’image des librairies, thème sur lequel vous avez beaucoup travaillé, l’artisanat incarne cette notion de conseil et d’expertise dont nous aurons finalement toujours besoin ?
V.C.
Assurément. L’essor d’internet a donné l’illusion que chacun pouvait être spécialiste de tout. L’artisan boucher-charcutier, le libraire, le caviste… tous ces métiers du lien assurent un rôle pédagogique, conseillent et transmettent des connaissances. Plus l’information est disponible et accessible, plus nous avons besoin d’autorités pour trier, filtrer, expertiser. Je suis enseignant à l’université depuis 15 ans et je constate que cette demande d’expertise et de pédagogie n’a pas disparu malgré l’essor d’une documentation accessible et gratuite, malgré aussi des innovations pédagogiques fumeuses qui ont aussi tenté d’effriter l’autorité des professeurs.
Si vous étiez un artisan, lequel seriez-vous ?Pourquoi ?
V.C.
Sans hésiter, je serais un artisan de l’alimentaire. J’aime cuisiner, je consacre beaucoup de temps à fréquenter les commerces de bouche, j’observe avec enthousiasme et intérêt les relations qui s’y déploient mais aussi les gestes des professionnels, les lumières, le décor, les aménagements, les meubles, les affiches… Les boucheries charcuteries, les traiteurs, les épiceries fines italiennes sont pour moi des lieux que j’affectionne beaucoup. Aucun héritage familial n’explique cette passion. Par contre, mon métier fait que je travaille beaucoup seul à lire, à écrire, à corriger des copies. Partir quelques heures dans Paris et flâner dans les commerces fait partie de mon quotidien. Ces promenades marchandes m’aident d’ailleurs beaucoup à réfléchir à ce que je viens de lire, à la manière d’écrire tel article ou tel chapitre, à construire tel plan de cours ou de conférence. La parution de mon livre m’a aussi amené depuis deux ans à beaucoup me déplacer pour des rencontres en librairie, en médiathèque, pour des conférences aussi. Et dès la porte de la gare franchie, plonger dans l’appareil commercial me permet de saisir un peu l’atmosphère d’une ville. On peut interpréter cela comme une déformation professionnelle mais c’est aussi une source de réjouissance pour moi, une respiration bienvenue.
Synopsis
Retail apocalypse. Cette expression désigne la vague de fermetures d’un grand nombre de magasins aux États-Unis depuis une dizaine d’années. En France, le mouvement n’a pas la même ampleur mais l’essor du e-commerce concurrence les ventes « physiques » et contribue à faire progresser la vacance commerciale en centre-ville et dans certaines galeries marchandes.
Pour autant, l’avenir des marchés, des boutiques, des centres commerciaux, des friperies, des brocantes, des grands magasins ou des librairies n’est pas scellé. En dépit de la digitalisation des courses, de la remise en cause de la distribution de masse et de l’apparition de nouvelles normes de consommation, le magasin demeure un lieu d’approvisionnement central.
Il est également un lieu social et assume d’autres fonctions capables de garantir son existence. Á travers une vingtaine de chapitres exposant les résultats d’enquêtes sociologiques, cet ouvrage propose une contribution originale au débat en mettant en évidence les fonctions symboliques et l’utilité sociale du magasin. Que fait-il à l’individu ? Que vient-il y chercher que les plateformes ne peuvent lui assurer ?
Les différents cas traités montrent à la fois l’importance des commerces dans la vie quotidienne des individus et leur capacité à être un espace où se jouent la construction identitaire et le besoin d’appartenance.
Ni complainte du progrès, ni tract poujadiste de défense des petits commerçants, cet ouvrage examine les raisons qui poussent chaque individu à consacrer en moyenne deux heures quarante par semaine aux achats hors de son domicile.